24 mars 2016

Pithoi et olives à Margaritès, Crète

par Philippe GOUIN-LISSANDRE et Christine GOUIN-VOGT

article paru dans 
IKONA n°24, 2015, pp.6-7 

L'ethnoarchéologie de la Crète


L'archéologie est vivante ; elle se nourrit d'informations issus des textes et des modèles techno-culturels qui nous sont parvenus, parfois intacts, à travers les siècles.
La Crète était, jusqu'à ces dernières décennies, l'un de ces lieux où se sont conservées les survivances techniques qui guident l'archéologue dans ses interprétations des témoins du passé. En effet, cette grande île, longtemps isolée du progrès européen du fait de son appartenance contre nature à l'Empire Ottoman, était encore il y a quelques années un terrain de recherches privilégié pour l'ethno-archéologue car certaines techniques s'y étaient conservées, parfois depuis des millénaires. C'est pour cette raison, et pour quelques autres, que les auteurs y réalisèrent de longues missions d'étude des vestiges archéologiques découverts dans les fouilles de la ville antique d'Eleftherna (ou Eleutherna) en Crète centrale et, parallèlement, des activités villageoises traditionnelles liées à l'alimentation. Ces missions se succédèrent quatre années, de 1992 à 1996, en partenariat avec le CNRS, le fonds hellénique de la recherche et les Archéologues de l'Université de Crète à Réthymnon.

Le village de Margaritès


Sorte de Vallauris crétois, le village de potiers de Margaritès est aujourd'hui relié par des routes modernes à Réthymnon et à Héraklion, villes portuaires et balnéaires de la côte nord de la Crète centrale. A la belle saison, il y a donc forte affluence de touristes dans le village où des "céramistes d'art" ont remplacé les vieux potiers d'antan. Leurs produits sont presque uniquement décoratifs. Seuls deux artisans produisent encore de vraies poteries traditionnelles comme les pithoi de stockage. La visite des anciens ateliers en ruines est d'un grand intérêt pour le spécialiste mais aussi d'une grande tristesse car on pense au drame de ces artisans, pauvres et âgés qui durent abandonner leur outil de travail ancestral (fig. 1 et 2).



Fig. 1 et 2 - Deux types de grands pithoi traditionnels de Margaritès 
(dessin et photo Ph. Gouin)

Les grands pithoi de stockage


Parmi les vases de l'ancienne fabrication, les pithoi à olives sont les plus remarquables. ces énormes jarres sont si grandes (jusqu'à 1,60 m de haut !) qu'elles sont intransportables une fois mises en place et remplies. Il est d'ailleurs curieux de noter que le nombre d'anses pour les soulever augmente en fonction de leur hauteur : plus elles sont grandes, plus il y en a (jusqu'à douze !). Leur fabrication, manuelle, qui met 60 à 80 kilos d'argile en oeuvre, demande donc au potier la force d'Héraclès et la dextérité d'Héphaïstos.
Ces monstres céramiques étaient autrefois indispensables aux paysans crétois. En effet, limitée par l'exiguïté des terres cultivables, la production des villages n'allait guère au-delà de ce qui était nécessaire à leurs besoins annuels et, à défaut d'argent frais, ils n'importaient rien de l'extérieur. Afin de subsister durant les saisons improductives, chaque famille constituait des réserves de denrées de base qui nécessitaient de nombreux récipients de stockage. Toute famille crétoise se devait donc de posséder au moins deux ou trois de ces monuments domestiques dans lesquels elle conservait, à l'abri des agressions du biotope, ses humbles trésors, depuis les olives en saumure jusqu'aux vêtements de cérémonie.

Le déclin de la vrai poterie traditionnelle


Il a pourtant suffi de vingt ans pour que les vases de poterie disparaissent presque complètement au profit de ceux de métal ou de plastique. En effet, dès les années soixante dix, la mise en place d'infrastructures modernes permit aux villageois d'utiliser les nouvelles machines domestiques et agricoles. En deux décennies, les villages sont ainsi passés d'une économie autarcique à une économie d'échanges, ce qui provoqua l'abandon des traditions. Le départ des jeunes vers les villes côtières ou continentales aggrava évidemment ce processus d'évolution. Bien qu'avec beaucoup de réticences, le paysan crétois fut ainsi amené à copier les usages alimentaires transmis par les grands centres urbains. En effet, pourquoi continuer à faire soi-même son pain et à le manger rassis alors que le bus l'apporte chaque jour frais du bourg voisin ? Pourquoi préparer des olives, de l'huile et des fromages et en remplir des pithoi pour les quelques vieux restés au village alors qu'on les trouve tout prêts au supermarché voisin ? pourquoi aussi conserver les énormes jarres moisies qui encombrent la cave de la maison au lieu de les vendre aux " antiquaires " d'Athènes ou aux touristes (fig. 3) ? Ainsi aujourd'hui, même si l'on consomme encore des olives, les beaux pithoi crétois n'ont plus d'usage alimentaire.




Fig. 3 - Embarquement des pithoi pour le continent 
(photo Ph. Gouin)

Une seconde chance pour les pithoi, peut-être ?


Même si l'on regrette leur déclin, l'on doit cependant reconnaître que les pithoi présentaient d'importants inconvénients : ils étaient lourds, difficile à nettoyer et d'un aspect moins attrayant et plus chers que les cuves en matière plastique multicolores. Il n'est donc pas douteux que, tout en provoquant la fin des traditions potières millénaires, ces nouveaux vases industriels facilitent la vie du paysan crétois.
Un mot encore ; le marché touristique a peut-être momentanément sauvé les pithoi. En effet, leur prix a beaucoup augmenté avec la demande des touristes et leur fabrication est redevenue rentable. Chez le potier, les grandes jarres valaient de 150 à 300 euros. Elles sont vendues jusqu'à trois fois plus cher par les " antiquaires " d'Athènes et dix fois plus à Paris ou Berlin



Bibliographie