par Philippe GOUIN-LISSANDRE
article extrait de
"Ο Σχύλος χαι ο Κυνιχός : με αφορμή το "πιθάρι" του Διογενη".
Αριάδνη : επιστημονική επετηρίδα της Φιλοσοφικής Σχολής του Πανεπιστημίου Κρήτης
vol. 8, 1996, pp. 100-108
"Ο Σχύλος χαι ο Κυνιχός : με αφορμή το "πιθάρι" του Διογενη".
Αριάδνη : επιστημονική επετηρίδα της Φιλοσοφικής Σχολής του Πανεπιστημίου Κρήτης
vol. 8, 1996, pp. 100-108
("Le chien et le Cynique : à propos du tonneau de Diogène".
Ariádni : epistimonikí epetirída tis Philosophikís Skholís tou Panepistimíou Krítis
vol. 8, 1996, pp. 100-108)
Philosophe et provocateur
Cet article est consacré à la célèbre anecdote de la visite faite par Alexandre le Grand (356-323 avant J.C.) à l’illustre philosophe grec de l’Ecole Cynique, Diogène de Sinope (413-323 avant J.C.). Durant cette rencontre, Alexandre aurait demandé à Diogène s’il pouvait faire quelque chose pour lui et ce dernier lui aurait répondu « ôte-toi de mon soleil ! » (" Μικρὸν ἀπὸ τοῦ ἡλίου μετάστηθι " - " Mikròn apò toû hêliou metástêthi "). Cette histoire, d'abord racontée par Cicéron (106-43 avant J.C.) dans les Tusculanes 1 , avant d'être reprise par Plutarque (45-120 après J.C.) dans La Vie d'Alexandre 2 et, par Diogène Laërce (200-250 après J.C.) dans Les Vies des philosophes 3 , a fait l'objet de nombreuses représentations. La plus célèbre d'entre elles est donnée par le haut-relief antique, conservé au musée de la Villa Albani à Rome (fig. 1). Bien que très "restaurée", cette scène a, depuis, donné lieu à de multiples copies, ce qui en fait certainement l'une des plus fameuses oeuvres d'art antiques depuis l'Amérique jusqu'à la Chine ! Or, nous allons voir que cette oeuvre, si connue et si copiée soit-elle, est à moitié fausse ou, du moins, à moitié « arrangée » !
Une fausse reconstitution
Fig. 2 - Dessin du fragment représentant Diogène au moment de sa découverte en 1726
(d'après Richter 1965, vol. II: 184)
Sur le dessin, il est seulement possible de reconnaître Diogène, très mutilé, installé dans un énorme vase surmonté d'un chien. L'arrière-plan de la scène représente un temple à portique situé à proximité d'un autel et entouré d'une enceinte percée d'une haute porte. L’anecdote de la rencontre de Diogène et d'Alexandre pourrait être véridique puisque, comme il a été dit plus haut, elle est attestée par trois auteurs antiques. Par ailleurs, les fragments d'une main au doigt pointé, encore visible sur le centre droit du dessin, nous assurent que le philosophe n'était pas seul. Jusque-là tout va donc assez bien sauf, sur un point fort important, absolument rien ne montre ni ne prouve qu’Alexandre figurait bien sur la partie perdue de notre relief. En effet, l’attitude gauche d’Alexandre et la différence de taille entre les deux personnages montrent clairement que la restitution proposée sur le relief de la Villa Albani est erronée et que le sujet d’origine de la sculpture n’était pas la rencontre de Diogène et d’Alexandre.
Le mystérieux personnage
Mais alors, si Alexandre ne figurait pas sur la scène originale, qui y était-il représenté ?
Pour donner une réponse satisfaisante à cette question, il faut se reporter aux seules autres images comparables que sont les cachets antiques (fig. 3).
Nous pouvons donc affirmer sans risque que, sur le relief intact, l'interlocuteur du philosophe était assis et qu'il ne s'agissait pas d'Alexandre.
Pas de tonneau pour Diogène
On constate également que l'abri de Diogène est bien un pithos, un gros dolium, et non un tonneau. Le type de vase est d'ailleurs constant sur toutes les versions de la scène qui nous sont parvenues, qu'il s'agisse de reliefs, de mosaïques ou de cachets. On sait en effet qu'à l'époque, ces vastes poteries sphériques, de plus d'un mètre de diamètre, servaient entre autres de réservoirs ou de silos. Les dolia étaient d'un usage très répandu dans les habitations antiques, mais leur intérêt chronologique est limité car leur forme évolue peu avec le temps. Malgré cela, certains détails attachés à la jarre-abri ont leur importance. On remarque tout d'abord que le vase est placé à l'entrée de l'enceinte d'un bâtiment visible au second plan. On note aussi qu'il a été autrefois réparé : sa panse montre encore une longue fissure maintenue par des agrafes en plomb 7 . On remarque enfin qu'il manque un large morceau de son col. Nous sommes ainsi assurés qu'il s'agit là d'un vase de rebut inutilisable comme récipient de stockage. Essayons maintenant de comprendre les raisons de sa présence en cet endroit. Une indication nous est fournie par le jeune chien blotti à son sommet. La queue basse, l'animal semble terrifié ou pour le moins inquiet car il se détourne de Diogène. Dans ces conditions, il nous semble difficile de continuer à croire, comme on l'a fait jusqu'ici, qu'il s'agit seulement du compagnon du philosophe. Nous ne croyons pas non plus qu'il forme l'un des symboles du Mouvement Cynique, au même titre que le bâton, le manteau ou la besace. En fait, ce chien est tout simplement à cet endroit parce qu'il garde la porte du bâtiment du second plan et que, selon une tradition encore commune en Grèce, la vieille jarre ébréchée est sa niche (fig. 4).
Fig. 4 - Chien dans sa niche à Eleutherna, Crète
(copyright : Ph. Gouin-Lissandre, 1996)
(copyright : Ph. Gouin-Lissandre, 1996)
Il est même possible, par recoupements, de savoir de quel bâtiment il s'agit. En effet, même en sachant que Diogène s'invitait lui-même partout, il semble difficile d'admettre qu'il ait pu occuper une niche sans la complicité de ses propriétaires et surtout du chien. Sans doute, celle-ci était-elle proche de l'un des autres refuges habituels du philosophe 8 . Il est aussi probable que le temple représenté par le sculpteur au second plan du relief était très connu à l'époque et que tout le monde le reconnaissait d'emblée. Comment ne pas penser alors au temple du Metroon puisque Diogène Laërce nous dit que Diogène y trouva son tonneau ? La jarre, le chien et le temple représentés sur la sculpture seraient donc ainsi identifiés.
Replacée dans son contexte d'origine, la jarre-niche devient ainsi tout autre chose qu'une simple preuve du dénuement du philosophe. Elle représente le symbole même de l'attitude sociale d'un Cynique, qualificatif qui s'applique à la fois à l'homme et au mouvement philosophique et qui vient probablement du genre de vie que le Sinopéen et ses amis menaient ; c'est-à-dire, sur le plan matériel, la vie d'un chien 9 . La raison pour laquelle Diogène a choisi une niche comme abri devient alors évidente. En effet, les allusions au chien abondent dans les écrits sur sa vie et l'animal l'accompagne dans les nombreuses oeuvres antiques le concernant. Les sculptures de la Villa Albani ou de New York, par exemple, nous montrent l'animal assis près d'un Diogène âgé, uniquement vêtu de son système pileux, et pourvu d'un bâton noueux et d'une sébile de mendiant 10 . On retrouve cette même scène sur un cachet du Thorwaldsen Museum et sur bon nombre d'autres oeuvres. Loger dans la niche d'un chien est bien dans la ligne des préceptes philosophiques de notre grand excentrique. Celui-ci, on le sait, méprisait les conventions sociales et les richesses et professait volontiers un parfait dédain pour l'humanité à l'exception, bien entendu, de sa propre personne. Le chroniqueur du IIIème siècle nous dit d'ailleurs que Diogène, plein de contradictions, désira une maisonnette, mais que l'ami à qui il avait demandé de lui en indiquer une tarda à répondre et qu'il dut s'installer dans un "tonneau". En filigrane de l'occupation arbitraire de l'humble logis d'un chien de garde, on retrouve donc des éléments d'une doctrine de ce disciple de Socrate, faite à la fois d'un renoncement aux biens de ce monde et d'une attitude opportuniste envers la vie 11 . Lorsqu'un jour, Alexandre lui dit : "Je suis le grand roi Alexandre", Diogène répondit : "Je suis Diogène le chien" et comme on lui demandait pour quelle raison, il expliqua : "Parce que je caresse ceux qui me donnent, j'aboie contre ceux qui ne me donnent pas, et je mors ceux qui sont méchants
12 .
Les oeuvres de Diogène de Sinope ne nous étant pas parvenues, nous ne connaissons de sa personnalité et de sa vie que les quelques traits rapportés postérieurement par Diogène Laërce. Dans ces récits, le Cynisme du Sinopéen apparaît bien plutôt comme une pratique que comme une doctrine car il s'y montre sous des aspects tout à tour licencieux et sévère, débauché et ascétique. Selon Diogène lui-même, un Cynique doit uniquement se contenter d'opposer le naturel au conventionnel en se gardant d'essayer de réformer la société. Les anecdotes sur son non-conformisme provocateur, qui abondent dans le texte de Diogène Laërce, permettent de situer son caractère avec une certaine précision : un homme capable de répondre au Maître du Monde de l'époque, Alexandre, que son seul désir du moment est de se chauffer tranquillement au soleil, est évidemment hors du commun. Tout cela explique donc assez clairement pourquoi le philosophe a choisi une niche comme abri temporaire et non un quelconque renfoncement de murs. Toutes les représentations de la scène, reliefs, mosaïques ou intailles, semblent montrer qu'elle constitua une importante allégorie philosophique tout au long des périodes hellénistique et romaine. Ce n'est que plus tard que, déformée par le texte de Diogène de Laërce et par le temps, la scène du tonneau-pied-à-terre perdra sa signification profonde pour devenir une simple anecdote parmi d'autres.
Conclusions
En conséquence, il devient nécessaire de rejeter l'amalgame qui avait été fait, sans doute au vu de cette malencontreuse restauration, entre l'histoire du "tonneau" et la rencontre avec Alexandre 13 . Il semblait d'ailleurs incohérent que, du fond de sa jarre, Diogène ait demandé à Alexandre de s'écarter de son soleil. Par contre, la scène de la rencontre gagne beaucoup en réalisme lorsqu'on la transpose, sans tonneau, sous la colonnade d'un des abris familiers du Cynique 14 . On peut donc en déduire que le restaurateur du XVIIIème siècle a réuni à tord deux anecdotes qui, dans l'antiquité et dans les récits de Diogène Laërce, étaient tout-à-fait distinctes 15
.
On note enfin que le pithos est trop peu profond pour que Diogène puisse s'y allonger entièrement ; il ne pouvait y dormir qu'en chien-de-fusil, si l'on ose dire. De là à supposer qu'il ne passa qu'un court moment dans la jarre, le temps peut-être d'une démonstration philosophique... On remarque, par ailleurs, qu'il a adopté une position très inconfortable pour parler, le buste redressé, appuyé sur son bâton, ce qui place son visage à un mètre du sol tout au plus. Cette position a été délibérément choisie car elle oblige ainsi son interlocuteur à se choisir non seulement une position physique mais aussi philosophique. De plus, philosopher depuis le fond d'une niche, au lieu de s'accroupir devant, ajoutait sans doute un poids singulier à ses discours et produisait peut-être même un effet acoustique. L'attitude est donc ostensible et son choix renforce celui de la jarre-niche comme abri.
L'analyse du relief de la Villa Albani montre ainsi que la reconstitution qui en fut faite à l'époque baroque est en grande partie fausse. Cela n'a cependant pas empêché que cette scène archi-connue ait été reproduite pendant des siècles dans tous les ouvrages concernant Diogène. Le moment semble pourtant venu de lui substituer une image et une interprétation plus proches du mythe originel, dans laquelle un disciple assis remplacerait l'improbable Alexandre et une niche à chien, l'absurde "tonneau". Les réflexions que peuvent inspirer cet épisode majeur de l'histoire de la pensée occidentale y gagneront certainement en qualité et en profondeur.
Notes et références littéraires antiques
1. Diogène, en qualité de Cynique, répondit encore avec plus de liberté à ce grand prince, qui lui demandait, s'il n'avait besoin de rien : " je souhaite seulement, lui dit-il, que tu te détournes un peu de mon soleil ; lui donnant à entendre qu'il l'empêchait d'en sentir les rayons." (Cicéron, livre V, XXXII). ↑
2. " Les Grecs étaient assemblés dans l’isthme, et avaient arrêté, par un décret, qu’ils se joindraient à Alexandre pour faire la guerre aux Perses : il fut nommé chef de l’expédition, et reçut la visite d’une foule d’hommes d’État et de philosophes qui venaient le féliciter du choix des Grecs. Il comptait que Diogène de Sinope, qui vivait à Corinthe, en ferait autant. Mais, comme il vit que Diogène ne s’inquiétait nullement de lui, et se tenait tranquillement dans le Cranium, il alla lui-même le voir. Diogène était couché au soleil ; et, lorsqu’il vit venir à lui une foule si nombreuse, il se souleva un peu, et fixa ses regards sur Alexandre. Alexandre le salue, et lui demande s’il a besoin de quelque chose : « Oui, répond Diogène ; détourne-toi un peu de mon soleil. Cette réponse frappa, dit-on, vivement Alexandre ; et le mépris que lui témoignait Diogène lui inspira une haute idée de la grandeur d’âme de cet homme ; et, comme ses officiers, en s’en retournant, se moquaient de Diogène : « Pour moi, dit-il, si je n’étais Alexandre, je voudrais être Diogène. " (Plutarque, livre 3, XVIII). ↑
3. "Alexandre vint un jour se placer devant lui, tandis qu'il se chauffait au soleil dans le Cranium, et lui dit : "Demande-moi ce que tu voudras. - Retire-toi de mon soleil", reprit Diogène." (Diogène Laërce, livre VI, 2, 39). ↑
4. Le croquis, qui est conservé à la Bibliothèque vaticane (Codex Ottobobonus Latinus 3109), a été exécuté par Ghezzi. ↑
5. A juste titre, Lippold (1912 : 84) suppose qu'il pourrait s'agir de Crates, qui était l'ami et le disciple de Diogène. ↑
6. D'après Richter, le relief mesure aujourd'hui 0,70m de haut par 0,78m de large, sans son cadre. ↑
7. Ces grands vases étaient coûteux car leur fabrication demandait beaucoup d'argile et de combustible. ↑
8. Diogène utilisait les portiques pour manger, dormir et parler. Il disait en les montrant que "Les Athéniens les avaient " construits à son intention, pour qu'il put y vivre. " (Diogène Laërce, vol. II: 15). ↑
9. Diogène disait d'ailleurs volontiers qu'il était "sans cité, sans maison, sans patrie...", c'est-à-dire dans la situation matérielle et sociale d'un animal. De ce fait, il nous semble peu probable que l'étymologie du Cynisme soit à rechercher dans les Cynosarges, un quartier d'Athènes où enseignait Antisthène, le maître à penser de Diogène. ↑
10. Richter 1965, vol. I: 185 et vol. II, fig. 1057-1058. ↑
11. "Les Athéniens l'aimaient beaucoup. Ils fessèrent un jeune homme qui avait brisé son tonneau, et remplacèrent le tonneau." (Diogène Laërce, vol. II: 29). ↑
12. Diogène Laërce, vol. II: 29. ↑
13. Peu d'auteurs se souviennent d'ailleurs que cette partie de la scène n'est qu'une reconstitution. ↑
14. Le portique de Zeus ou le Pompéion, par exemple (Diogène Laërce, vol. II: 15). ↑
15. Le musée de la Villa Albani pourrait peut-être se pencher sur ce problème et supprimer la restauration qui altère gravement le sens de l'oeuvre. Il est vrai qu'avec le temps, elle est devenue elle-même un document sur les débuts de l'Histoire de l'Art et de l'Archéologie. ↑
Bibliographie
Sources textuelles
- Cicéron ; Nisard M. (dir.), Tusculanes. Livre cinquième, De la vertu. Paris : F. Didot frères, fils et Cie, 1869.
- Diogène Laërce ; Zevort Ch. (trad. nouv.), Vie et doctrine des philosophes de l’Antiquité. Livre VI, Diogène. Paris : Charpentier, 1847.
- Plutarque ; Pierron A. (trad. nouv.), Vie des hommes illustres. Alexandre. Paris : Charpentier, 1853.
Histoire et archéologie
- Bréhier E., Histoire de la philosophie. Paris : PUF, 1991
- Helbig W. et Heintze H. von, Führer durch die offentlichen Sammlungen klassischer Altertümer in Rom. IV. Tübingen : Wasmuth, 1972.
- Lippold G., Grieschiche Porträtstatuen. Munich : Bruckman, 1912.
- Richter G., The Portraits of the Greeks. London : Phaidon press, 1965.