26 juin 2017

Du gril au lièvre

par Philippe GOUIN-LISSANDRE et Christine GOUIN-VOGT

article paru dans 
IKONA n°7, 2017, pp.4-5 

La Crète paléochrétienne : une période agitée


Située à la frontière du monde grec, la Crète fut sans cesse attaquée par les pirates et les pillards. Ses habitants virent passer les Vandales et les Slaves puis, plus tard, les Arabes qui tour à tour, pillèrent ses côtés. Une partie de la population s'installa donc très tôt dans certains lieux privilégiés et sacrés des montagnes comme Eleftherna où, au début du Vème siècle, une basilique chrétienne fut implantée sur des ruines évidemment bien plus anciennes
L'un des auteurs de cet article étant une spécialiste de cette période, le professeur Pétros Thémélis, qui dirigeait des fouilles de l'Université de Crète à Eleftherna, nous invita à participer à l'étude et à la publication de ses découvertes sur ce site prestigieux.

Fig 1 A - Fragments du gril byzantin découverts à Eleftherna
(photo Ph. Gouin, 1994)


Un gril byzantin


C'est lors du dégagement d'une maison des VI-VIIème siècles jouxtant la basilique, que furent réunis quelques fragments d'un gril de terre cuite (Fig. 1 A) qui, à l'étonnement de nos amis grecs, attira toute notre attention. En effet, habituellement, les ustensiles de cuisine sont considérés par les archéologues classiques comme des témoins secondaires et ne font que très rarement l'objet d'études poussées. Pourtant, il s'avère que ce sont d'excellents " marqueurs " des ressources économiques de leur milieu et de leur époque. C'est pourquoi nous avions prêté autant d'attention à ces humbles débris qui se trouvaient mêlés à des poteries culinaires crétoises et d'autres régions de l'Empire byzantin.


Fig 1 B - Dessin du gril byzantin
(Ph. Gouin, 1994)
Nous avons commencé par déterminer le diamètre de notre gril en mesurant la courbure du fragment de bord conservé, soit 34-36 cm. Les autres fragments nous indiquèrent aussi que la grille de l'ustensile possédait trois pieds hauts de 12 cm seulement et de neuf barreaux réguliers. Le dessin de l'objet ainsi complété (Fig 1 B) put ensuite être transmis à M. G Dalamvelas, un jeune potier de Margaritès qui fit un modèle en argile cuite tout à fait conforme à l'original (Fig 1 C).

Fig 1 C - Reconstitution du gril byzantin par un potier de Margaritès, Crète
(photo Ph. Gouin, 1994)

Des grillades


Les pratiques et les ressources alimentaires de la Crète à cette époque étant encore à peu près inconnues des archéologues, il nous parut alors intéressant de savoir quels aliments pouvaient avoir été préparés sur notre gril. Une analyse hypothético-déductives nous aidera à répondre à cette question. Tout d'abord, les petites dimensions et la fragilité de l'objet nous indiquaient qu'il s'agissait d'un ustensile conçu pour cuire rapidement une petite quantité d'aliment et d'un usage limité. Ses larges anses latérales servaient sans doute à saisir le gril sans se brûler durant la cuisson et, aussi, à l'accrocher après utilisation. Les trois pieds assez bas indiquaient que la source de chaleur était apportée par des braises et non par du bois sec car des flammes vives auraient carbonisé la viande bien avant de la cuire. 


Fig. 2 A - Fragment d'un fond de coupe à glaçure d'époque Comnène - Musée du Louvre
(dessin Ch. Gouin-Vogt, 1989)

Fig. 2 B - Lièvre sur un vase hellénistique - Musée du Louvre
(source : Internet)

Restait à déterminer quels aliments avaient été cuits sur notre ustensile. On pouvait écarter d'emblée le pain qui est préparé sur une plaque pleine ainsi que les légumes qui sont cuits à l'eau. Sa taille s'adaptait plutôt à la cuisson d'aliments carnés, mais en excluant les grosses pièces de bétail ou de gibier qui sont bouilles, elles aussi. Les poissons, rares au pied du Psiloritis en l'absence de cours d'eau pérenne pouvaient être exclus et les oiseaux, plutôt cuits sur une broche faite d'un "gourmand" d'olivier étaient eux aussi à éliminer de notre liste. Ainsi,il ne nous restait plus que le petit gibier et parmi celui-ci, nous avons retenu en priorité le lièvre, abondant dans les montagnes, et que les bergers et les chasseurs crétois attrapent et grillent encore sur un gril dans les "mitata"  1. Ce choix fut d'ailleurs corroboré par la présence d'une quantité importante d'os de ces petits rongeurs dans les déchets de cuisine des habitations byzantines et le fait que le lièvre continue de figurer au menu des repas de fête des montagnards crétois. par ailleurs, des Crétois pratiquant encore ce genre de cuisine in situ nous ont assuré que le combustible qui convenait le mieux à cette cuisson sauvage était le sarment de vigne car ses fumées odorantes parfument agréablement la viande et donnent les meilleurs résultats gustatifs.

Ainsi, une fois de plus, cette amusante analyse nous montre qu'en cuisine, comme en d'autres activités, les méthodes de transformation de la matière, leurs outils et leurs ustensiles de base traversent intacts les millénaires pour venir guider l'archéologue dans sa reconstitution du passé.

Notes

1. Les " mitata " crétois sont des cabanes bâties en pierre sèche comparables aux "bories" provençales ou aux "écoyeux" bourguignons

Bibliographie

  • Gouin Ph. et Vogt Ch., "Autopsie d'un gril proto-byzantin", Anatolia Antiqua 1998, vol. 6, pp.287-300.